Regards croisés sur l'économie 2021/2 (n° 29), N. LAZARIC

Temps et économie
Capitalisme, changements et incertitudes
Regards croisés sur l'économie 2021/2 (n° 29)
Pages : 232
Éditeur : La Découverte
Revue Regards croisés sur l'économie 2021/2 | Cairn.info
Pages 140 à 150 Nathalie LAZARIC

Nelson et Winter (1982) lancent de nouveaux défis pour analyser le capitalisme, son histoire et ses fondements et repenser l’innovation et la dynamique économique. Ils offrent une vision alternative aux préceptes néoclassiques en refusant l’hypothèse de la maximisation des profits des entreprises (Lazaric, 2010). Ce cadre théorique ne s’arrête pas aux portes de la théorie de la firme mais offre une démarche riche et cohérente pour comprendre les crises économiques, les missions et défis des politiques d’innovation (Deleidi et Mazzucato, 2021). L’objectif de cette contribution est de montrer la pertinence d’un tel renouveau théorique à l’aube des crises actuelles et de faire connaître sa richesse et ses outils dans un monde radicalement incertain.

 

Les fondements théoriques et historiques de l’approche évolutionniste

Dans les années 1950, le débat sur la métaphore biologique des firmes initié par T. Veblen (1898) va renaître. Les firmes sélectionnées sont-elles celles qui maximisent leur profit, et, si oui, ce principe est-il responsable de la survie des plus aptes ? Winter (1971) reprend cette question et insiste sur le fait que, dans un univers d’incertitude radicale (au sens de F. Knight), l’hypothèse de rationalité parfaite et de maximisation des profits devient difficile à maintenir. Dans ce contexte, la métaphore biologique devient utile pour comprendre les mécanismes d’innovation non optimale, de sélection et de survie des firmes, tout en permettant de définir le système économique sous un nouveau jour.

La critique de cette hypothèse conduit Nelson et Winter (1982) à une remise en cause de l’orthodoxie économique, reposant sur l’utilisation de la fonction de production. Selon eux, l’outil des fonctions de production ne peut, par nature, prendre en compte la partie des connaissances non-articulées qui sont mobilisées à chaque instant dans les activités productives. Pour Winter, il réside une contradiction dans la conception des fonctions de production. Elles agrègent des intrants de manière abstraite et strictement quantifiée alors que la définition des biens est spécifique. On peut se demander, dans cette perspective, comment la même quantité d’intrants utilisés dans un contexte spatial et temporel peut changer de nature et engendrer des processus productifs différents.
 

Le nouveau paradigme lancé par R. Nelson et S. Winter

S’appuyant sur l’héritage de Schumpeter et de Simon, l’ouvrage de Nelson et Winter bâtit une nouvelle approche de la firme et de son évolution. Ces derniers partagent l’ambition de l’école institutionnaliste de comprendre les mécanismes d’apprentissage collectif en dehors du cadre de rationalité standard et des processus de délibération pure. Dans cette perspective, le comportement des firmes ne se réduit pas à une simple allocation de ressources répondant aux divers signaux du marché de façon quasi instantanée, mais s’appuie sur des procédures spécifiques mettant en place des programmes de production plus ou moins innovants.

L’expérience de Nelson au sein de la RAND Corporation (laboratoire gouvernemental à Santa Monica) lui permet d’observer les grands programmes technologiques militaires et civils, et de comprendre les dynamiques scientifiques tout en s’attelant à résoudre des problèmes concrets pilotés par le gouvernement américain. Le contact étroit avec la Carnegie School permet d’introduire la notion de routines organisationnelles initiée par March, c’est-à-dire l’imperfection des processus d’innovation et l’incertitude technologique radicale, inhérente à toute création. Influencés par les travaux de March et Simon (1958) au sein de la Carnegie School, Nelson et Winter pointent les dysfonctionnements des grandes organisations militaires et le rôle des institutions lors du lancement des programmes technologiques (Nelson, 2006). Leur interprétation de la firme est marquée par ces grandes structures où les décisions, loin de répondre aux signaux usuels du marché, s’appuient sur des règles spécifiques.
 

Innovation technologique, routines organisationnelles, dynamique entrepreneuriale et capacités collectives

Dans l’approche de Nelson et Winter, l’innovation n’est pas opposée à la routine organisationnelle mais est un mécanisme accompagnant, voire un constituant de cette dernière. Elle amène les firmes à une permanente recombinaison des routines selon les dynamiques existantes. Il en découle des processus de nouveautés qui sont liés à diverses combinaisons d’intrants. Pour Winter, la source de nouveauté est aussi à rechercher dans la combinaison des routines (combinatorics of routines) qui réside dans l’imperfection de l’imitation et du transfert des connaissances et qui apporte l’innovation là où on l’attend le moins tout en permettant à la firme de renouveler son stock de connaissances et de le faire fructifier (Becker et al., 2006). Chaque firme doit ainsi être décrite selon son environnement spécifique et chaque industrie intègre des processus de sélection et de régulation qui lui sont propres. Ainsi le secteur de la chimie ou de la pharmacie ont leur propre dynamique d’innovation (tirée par la science) à l’opposé des modèles de l’électronique (axés sur les process de production). Cette différence de structure industrielle et de régime technologique renvoie à la taxonomie de Pavitt (1984) caractérisant les modèles d’innovations plus ou moins axés sur la science, la production ou dépendants de fournisseurs. Cette dynamique permet de comprendre les modes de gouvernance, de production et d’apprentissage des différents secteurs et leur évolution sur le long terme, ainsi que les forces entrepreneuriales présentes (Andreoni, 2014).

Pour Winter (2003), ce socle de compétences individuelles et collectives profondément ancrées dans l’organisation, permet de créer des capacités organisationnelles. Ces dernières se situent davantage au niveau stratégique et décisionnel pour positionner la firme sur le long terme en créant des ressources spécifiques dans certains domaines distinctifs. Ces capacités ne se résument pas à la simple résolution de problème ni à la seule allocation des ressources mais incluent une dimension entrepreneuriale de création de compétences spécifiques.

Les politiques d’innovation ou les missions de l’État

Au sujet des capacités des firmes, il revient à Mazzucato d’avoir mis en lumière le rôle de l’État, notamment le rôle des grands programmes militaires pour soutenir les innovations de la Silicon Valley. Son ouvrage sur l’État entrepreneurial a eu un fort impact sur les chercheurs s’intéressant à l’innovation, en prolongeant les travaux de Nelson et Winter (1982) et en fournissant de nouvelles données empiriques déboulonnant la figure héroïque de l’entrepreneur schumpetérien (Mazzucato, 2013). Ainsi les principales innovations de l’iPhone furent induites par les grands programmes de l’État (DARPA entre autres) et leurs retombées sur les acteurs privés. Au-delà de cet ouvrage, Mazzucato (2014) a ranimé le débat sur les politiques d’innovation et leurs outils avec la notion de mission (mission-oriented policy), c’est-à-dire une attention portée non plus sur le niveau des montants de R&D et des d’objectifs quantifiés, mais sur la nature des politiques d’innovation et leur direction (rate).

Il appartient donc à l’État de se doter de missions précises pour faire face aux grands défis qui ne se focalisent plus sur des seuls secteurs d’activités mais intègrent la complexité des problèmes à résoudre, leur caractère incertain et la nécessité d’obtenir des progrès satisfaisants face aux problèmes identifiés. Pour Mowery et al. (2010), face aux problèmes complexes et incertains tels que le changement climatique, l’État doit se doter de nouvelles missions. En effet, les problèmes sociétaux et climatiques sont plus difficiles à résoudre que de « simples » problèmes technologiques (Nelson, 2011). Ils incluent de nombreux changements comportementaux, réglementaires et institutionnels rendant la tâche des pouvoirs publics plus ardue.
 

Modèles macroéconomiques pour faire face à l’incertitude et rôle de l’État

Les travaux évolutionnistes récents s’appuient sur des modèles macroéconomiques pour comprendre l’impact des ruptures et de l’incertitude radicale. Ils combinent une approche par l’offre en s’inspirant de Schumpeter et les préconisations des théories keynésiennes au niveau de la demande (Dosi et al., 2010), et montrent les changements structurels nés des mutations en cours (écologiques, sectorielles avec la montée des services, etc.), et les politiques d’ajustement pour faire face à ces dynamiques (Dosi et al., 2021a ; Dosi et al., 2021b). Il s’agit donc non plus simplement de constater les dégâts du capitalisme liés à la destruction créatrice, mais d’aborder les conditions de renouvellement étant données les trajectoires technologiques en place (Lamperti et al., 2018). Les conditions de verdissement de l’économie et le passage à une économie plus sobre sont mesurés à partir d’effets de seuils, c’est-à-dire les niveaux d’adoption prérequis des innovations écologiques pour enclencher une transition (Zeppini et Van Den Bergh, 2020). L’État a un rôle moteur dans la création de nouveaux marchés notamment dans les infrastructures et les Énergies Nouvelles Renouvelables (ENR) en jouant son rôle d’investisseur public pour diminuer le risque et en facilitant l’attrait des capitaux privés, et pour créer des marchés viables sur le long terme. La coordination des investissements publics et privés, une fois la technologie arrivée à maturation, permet de lancer des nouvelles filières et de générer des effets de seuils pour promouvoir de nouvelles trajectoires technologiques (Deleidi et al., 2020).
 

Conclusion

Nelson et Winter (1982) ont ouvert un nouveau paradigme en économie et management qui a le mérite de poser les questions essentielles en matière d’innovation, de survie et sélection des firmes. Les travaux plus récents ont exploré les implications des politiques d’innovation et le rôle de l’État dont les missions dépassent le simple cadre technologique et organisationnel mais touchent aux grands défis du capitalisme : la montée des inégalités sociales, le changement climatique et les incertitudes radicales dont la crise sanitaire est une parfaite illustration. Face à ces crises multiples complexes et interconnectées, on peut mobiliser un tel cadre théorique pour aborder des problèmes imprévisibles, dont les outils existants (trajectoires, politiques d’innovation, importance des compétences organisationnelles, effet de seuil) renouvellent notre lecture contemporaine des mutations en cours. C’est là la principale richesse de ce paradigme qui part de faits réels stylisés pour mieux comprendre le passé et se projeter dans de multiples futurs qui restent à construire.