Temps et économie
Capitalisme, changements et incertitudes
Regards croisés sur l'économie 2021/2 (n° 29)
Pages : 232
Éditeur : La Découverte
Revue Regards croisés sur l'économie 2021/2 | Cairn.info
Pages 96 à 104 Jean-Luc GAFFARD
Formuler un diagnostic crédible sur l’origine des désordres économiques observés, proposer des solutions qui ont trait au fonctionnement des marchés, à la gouvernance des entreprises, à l’organisation du système financier, aux politiques publiques, suppose de restaurer l’économie dans sa dimension fondamentale, celle du temps, le temps de la production et le temps de la décision : une dimension trop souvent occultée. Le temps retenu par les modélisateurs est celui, réversible, d’une horloge mécanique, tandis que le temps réel, différent d’un phénomène à l’autre, d’un acteur à l’autre, est une succession de moments qui s’écoule dans un seul sens du passé vers le futur, un futur indéterminé, fruit de bifurcations inattendues.
Renouer avec cet impensé de la théorie économique qu’est le temps, conduit à reconnaître l’instabilité intrinsèque des économies de marché, ainsi que leur capacité de résilience qui repose sur la maîtrise d’horloges multiples. Il n’existe ni tendance inhérente à converger vers un état d’équilibre présumé optimal, ni tendance inhérente à des errements chaotiques préfigurant une chute annoncée.
Le regard sur le comportement des acteurs du changement s’en trouve modifié. Entrepreneurs, intermédiaires financiers et pouvoirs publics sont avant tout les détenteurs d’un pouvoir de coordination qu’ils exercent à bon ou mauvais escient suivant que l’horizon de leurs décisions est à plus ou moins long terme. Le contexte institutionnel est déterminant qu’il s’agisse du mode de gouvernance des entreprises, de l’organisation du système bancaire et financier ou des conditions qui prévalent dans les choix de politique économique.
Pour maîtriser ces délais, les entreprises doivent s’assurer que les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et les investissements complémentaires des fournisseurs et clients atteignent un certain seuil. Dès lors, des restrictions ou des contraintes sont nécessaires pour fixer des limites à ces investissements et les rendre compatibles entre eux (Richardson, 1990). Celles-ci, qu’elles soient de nature quantitatives ou temporelles, s’inscrivent dans des procédures organisationnelles qui prennent la forme d’accords de coopération ou d’ententes. Leur objet est une coordination intertemporelle qui assure la fiabilité des anticipations à long terme. Elles sont la véritable source de création de l’information et, plus généralement, de création du marché lui-même, un marché que l’on entend rendre viable, dont les déséquilibres successifs doivent être contrôlés. Elles sont le moyen d’éviter des destructions inutiles de capital et le gaspillage de ressources. Enfin, elles sont une réponse à l’incertitude qui pèse sur ce que seront les technologies et préférences futures qui ne peuvent qu’être construites pas à pas, non pas tant par essais et erreurs, qu’en étant précisément conditionnées par les formes d’organisation retenues.
Un tel engagement n’est vulnérable ni au surgissement de temps difficiles ni aux tentations de changement brusque d’orientation. Il permet avant tout de faire face à la dissociation des profils temporels des coûts et revenus. Plus les détenteurs de capitaux sont patients, plus la durée de la période de gestation de l'investissement peut être longue. Plus le détour de production peut être long, plus les gains de productivité attendus seront élevés, plus les fluctuations seront amorties (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020).
Le propre de cet engagement financier est qu’il soutient l’engagement des autres parties prenantes dans l’entreprise que sont les fournisseurs ou sous-traitants, les clients et les salariés. Les uns et les autres effectueront les investissements nécessaires en ayant la garantie que leur offrent les détenteurs de capitaux. C’est ainsi que l’information pertinente est progressivement créée (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020).
La flexibilité requise n’est pas assimilable à une réactivité immédiate des taux de salaire aux signaux du marché génératrice de mobilité que rendraient possible les facilités d’embauche et de licenciement. Elle devient une capacité d’initiative permettant à l’entreprise d’évoluer, de créer de nouvelles options productives et de construire son propre environnement en créant de nouvelles qualifications et compétences. Elle constitue une forme de liquidité visant à élargir la gamme des choix futurs. Elle repose sur la conviction que l’innovation, entendue comme une activité récurrente, est une affaire d’apprentissage collectif dont l’entreprise en tant que coalition entre différentes parties prenantes est un acteur majeur.
Le rôle régulateur du gouvernement ainsi conçu réside dans la mise en résonance du temps de l’action publique avec celui de l’action privée. Au lieu de vouloir systématiquement réduire, à tout moment, les dépenses et la dette publique ou, à l’inverse en faire indistinctement usage, il importe de considérer le rapport qu’elles entretiennent dans le temps avec les dépenses et les dettes privées (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020).
Le déficit public ne peut pas être en lui-même la solution à l’instabilité quand le résultat dépend du comportement d’investissement des entreprises. Un tel déficit n’est opportun dans l’immédiat que parce que l’endettement public est une réponse au désendettement privé pour enrayer la spirale de la récession. Il n’a d’efficacité dans le temps qu’en raison de la qualité des investissements publics et de leur effet d’entraînement tenant à l’existence d’effets de complémentarité qui aident à rendre crédible pour les entreprises de s’endetter pour investir à long terme. Reste que les investissements publics, dont les rendements sont forcément lointains, peuvent être empêchés par les marchés financiers qui, en faisant augmenter les taux d’intérêt sur la dette publique, jouent le court terme contre le long terme.
Cela n’a été possible qu’en raison de régulations multiples, au niveau des États et comme à celui des entreprises et des marchés, dont le caractère premier est d’avoir privilégié les ajustements graduels à l’encontre de toute forme de thérapie de choc, d’avoir mis en résonance les temporalités propres aux différents phénomènes et aux différents acteurs.
De telles régulations, caractéristiques du libéralisme social ou du socialisme libéral, sont menacées quand elles ne sont pas rejetées dans le contexte géopolitique d’une mondialisation qui a vu la montée en puissance aussi bien des grandes entreprises du numérique que des pays émergents, au risque de voir s’installer un capitalisme autoritaire.
Capitalisme, changements et incertitudes
Regards croisés sur l'économie 2021/2 (n° 29)
Pages : 232
Éditeur : La Découverte
Revue Regards croisés sur l'économie 2021/2 | Cairn.info
Pages 96 à 104 Jean-Luc GAFFARD
Formuler un diagnostic crédible sur l’origine des désordres économiques observés, proposer des solutions qui ont trait au fonctionnement des marchés, à la gouvernance des entreprises, à l’organisation du système financier, aux politiques publiques, suppose de restaurer l’économie dans sa dimension fondamentale, celle du temps, le temps de la production et le temps de la décision : une dimension trop souvent occultée. Le temps retenu par les modélisateurs est celui, réversible, d’une horloge mécanique, tandis que le temps réel, différent d’un phénomène à l’autre, d’un acteur à l’autre, est une succession de moments qui s’écoule dans un seul sens du passé vers le futur, un futur indéterminé, fruit de bifurcations inattendues.
Renouer avec cet impensé de la théorie économique qu’est le temps, conduit à reconnaître l’instabilité intrinsèque des économies de marché, ainsi que leur capacité de résilience qui repose sur la maîtrise d’horloges multiples. Il n’existe ni tendance inhérente à converger vers un état d’équilibre présumé optimal, ni tendance inhérente à des errements chaotiques préfigurant une chute annoncée.
Le regard sur le comportement des acteurs du changement s’en trouve modifié. Entrepreneurs, intermédiaires financiers et pouvoirs publics sont avant tout les détenteurs d’un pouvoir de coordination qu’ils exercent à bon ou mauvais escient suivant que l’horizon de leurs décisions est à plus ou moins long terme. Le contexte institutionnel est déterminant qu’il s’agisse du mode de gouvernance des entreprises, de l’organisation du système bancaire et financier ou des conditions qui prévalent dans les choix de politique économique.
Une instabilité intrinsèque
L’instabilité intrinsèque des économies de marché résulte de l’organisation industrielle de l’activité productive qui est source de croissance et de fluctuations. Cette forme d’organisation accroît grandement l’efficacité immédiate de l’activité de production grâce à la synchronisation des différents stades (ou secteurs) de production (Georgescu-Roegen, 1971). Elle conduit à maximiser le taux d’utilisation des ressources existantes en capital physique comme en capital humain. Mais elle est aussi pourvoyeuse des innovations engagées par les entreprises à la recherche de nouvelles technologies et de nouveaux marchés, qui rompent avec la synchronisation et donc l’équilibre entre investissement et consommation, entre construction et utilisation des capacités de production, au point d’engendrer des fluctuations du produit, de l’emploi et des prix. Ces fluctuations ne tiennent pas à la nature des chocs d’offre ou de demande, mais aux distorsions de la structure temporelle de la production qu’ils provoquent (Hicks, 1973 ; Amendola et Gaffard, 1998). La résilience de l’économie dépend alors de la façon dont prennent place, au cours du temps, les actions de coordination conduites par les entreprises, les intermédiaires financiers et les pouvoirs publics qui visent à rétablir une certaine synchronisation des activités productives. Ces actions s’inscrivent dans un contexte institutionnel, en l’occurrence la forme que prend le capitalisme (Amendola et Gaffard, 2012 ; Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020).L’entreprise entre coopération et concurrence
Les investissements requis, tangibles comme intangibles, sont le plus souvent irréversibles, ne pouvant être affectés à d’autres usages que celui pour lequel ils ont été prévus. Cette irréversibilité n’est problématique que si l’information de marché est incomplète. Si cette information était parfaite, l’investissement serait effectué à bon escient. Si elle était imparfaite, mais l’investissement réversible, il n’y aurait aucun coût de révision de cet investissement. En revanche, dans le cas où irréversibilité et défaut d’information vont de pair, l’entreprise doit affronter l’existence concomitante de deux délais : le délai de gestation de l’investissement et le délai d’acquisition de l’information de marché, une information relative à la demande future mais aussi à l’offre future (Richardson, 1990).Pour maîtriser ces délais, les entreprises doivent s’assurer que les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et les investissements complémentaires des fournisseurs et clients atteignent un certain seuil. Dès lors, des restrictions ou des contraintes sont nécessaires pour fixer des limites à ces investissements et les rendre compatibles entre eux (Richardson, 1990). Celles-ci, qu’elles soient de nature quantitatives ou temporelles, s’inscrivent dans des procédures organisationnelles qui prennent la forme d’accords de coopération ou d’ententes. Leur objet est une coordination intertemporelle qui assure la fiabilité des anticipations à long terme. Elles sont la véritable source de création de l’information et, plus généralement, de création du marché lui-même, un marché que l’on entend rendre viable, dont les déséquilibres successifs doivent être contrôlés. Elles sont le moyen d’éviter des destructions inutiles de capital et le gaspillage de ressources. Enfin, elles sont une réponse à l’incertitude qui pèse sur ce que seront les technologies et préférences futures qui ne peuvent qu’être construites pas à pas, non pas tant par essais et erreurs, qu’en étant précisément conditionnées par les formes d’organisation retenues.
La quête d’une finance patiente
La maîtrise nécessaire des horloges hors des régimes réguliers est impossible sans que soient développés les instruments monétaires et financiers qui permettent de faciliter les échanges intertemporels et de répondre aux contraintes de liquidité qui surgissent immanquablement, étape après étape, comme conséquence de l’incertitude. Tout dépend du rapport entretenu entre les entreprises et les détenteurs de capitaux, banques et actionnaires. Si le système financier permet à ces derniers de s’engager sur des volumes importants de capitaux pendant des durées suffisamment longues, les entreprises seront en mesure de se projeter à long terme et d’investir en conséquence (Mayer, 2013). L’enjeu est de faire face à la contradiction entre la nécessité d’acquérir l’information pertinente en disposant d’actifs liquides et celle d’investir pour apprendre.Un tel engagement n’est vulnérable ni au surgissement de temps difficiles ni aux tentations de changement brusque d’orientation. Il permet avant tout de faire face à la dissociation des profils temporels des coûts et revenus. Plus les détenteurs de capitaux sont patients, plus la durée de la période de gestation de l'investissement peut être longue. Plus le détour de production peut être long, plus les gains de productivité attendus seront élevés, plus les fluctuations seront amorties (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020).
Le propre de cet engagement financier est qu’il soutient l’engagement des autres parties prenantes dans l’entreprise que sont les fournisseurs ou sous-traitants, les clients et les salariés. Les uns et les autres effectueront les investissements nécessaires en ayant la garantie que leur offrent les détenteurs de capitaux. C’est ainsi que l’information pertinente est progressivement créée (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020).
La quête d’emplois solides
Des grilles de salaires stables et la solidité (durabilité) des emplois, loin d’être des obstacles, peuvent devenir un gage de viabilité des entreprises et de l’économie. Le contrat de travail n’est pas une stricte relation de marché comme l’est le contrat de louage. C’est une relation d’autorité qui s’inscrit dans le temps avant d’être une relation marchande. Sa raison d’être est une certaine continuité qui rend possible un enrichissement progressif des compétences répondant à la nécessité, pour l’entreprise, de renouveler en permanence ses métiers et ses clientèles (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020).La flexibilité requise n’est pas assimilable à une réactivité immédiate des taux de salaire aux signaux du marché génératrice de mobilité que rendraient possible les facilités d’embauche et de licenciement. Elle devient une capacité d’initiative permettant à l’entreprise d’évoluer, de créer de nouvelles options productives et de construire son propre environnement en créant de nouvelles qualifications et compétences. Elle constitue une forme de liquidité visant à élargir la gamme des choix futurs. Elle repose sur la conviction que l’innovation, entendue comme une activité récurrente, est une affaire d’apprentissage collectif dont l’entreprise en tant que coalition entre différentes parties prenantes est un acteur majeur.
Une régulation publique intertemporelle
Les déséquilibres sont dans la nature des processus de marché et le chemin se fait en marchant. Il s’ensuit que la politique économique doit viser, non à éradiquer ab ovo ces déséquilibres, mais à les maîtriser de façon à lisser les fluctuations et ainsi assurer une coordination intertemporelle de l’activité économique. Cette politique repose, certes, sur des choix discrétionnaires ; mais ces choix doivent rester dans certaines limites et être graduels, impliquant de se garder de variations brutales de taux d’intérêt ou de dépenses publiques sans rapport avec l’état de l’économie.Le rôle régulateur du gouvernement ainsi conçu réside dans la mise en résonance du temps de l’action publique avec celui de l’action privée. Au lieu de vouloir systématiquement réduire, à tout moment, les dépenses et la dette publique ou, à l’inverse en faire indistinctement usage, il importe de considérer le rapport qu’elles entretiennent dans le temps avec les dépenses et les dettes privées (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020).
Le déficit public ne peut pas être en lui-même la solution à l’instabilité quand le résultat dépend du comportement d’investissement des entreprises. Un tel déficit n’est opportun dans l’immédiat que parce que l’endettement public est une réponse au désendettement privé pour enrayer la spirale de la récession. Il n’a d’efficacité dans le temps qu’en raison de la qualité des investissements publics et de leur effet d’entraînement tenant à l’existence d’effets de complémentarité qui aident à rendre crédible pour les entreprises de s’endetter pour investir à long terme. Reste que les investissements publics, dont les rendements sont forcément lointains, peuvent être empêchés par les marchés financiers qui, en faisant augmenter les taux d’intérêt sur la dette publique, jouent le court terme contre le long terme.
Conclusion
La Grande Dépression, la Grande Inflation et la Grande Récession sont autant de situations extrêmes signant les défaites de théories économiques qui ont en commun cet impensé qu’est le temps. Une confiance aveugle dans la stabilité des économies de marché est allée de pair avec un refus implicite d’en analyser les ressorts. Le succès indéniable des Trente Glorieuses, aussi exceptionnel qu’il puisse apparaître, a montré qu’une économie, intrinsèquement instable parce que génératrice de ruptures récurrentes dans l’ordre des technologies et des marchés, pouvait emprunter un sentier viable.Cela n’a été possible qu’en raison de régulations multiples, au niveau des États et comme à celui des entreprises et des marchés, dont le caractère premier est d’avoir privilégié les ajustements graduels à l’encontre de toute forme de thérapie de choc, d’avoir mis en résonance les temporalités propres aux différents phénomènes et aux différents acteurs.
De telles régulations, caractéristiques du libéralisme social ou du socialisme libéral, sont menacées quand elles ne sont pas rejetées dans le contexte géopolitique d’une mondialisation qui a vu la montée en puissance aussi bien des grandes entreprises du numérique que des pays émergents, au risque de voir s’installer un capitalisme autoritaire.