FOCUS : Réflexions autour de l’économie comportementale et des nudges

Par Agnès Festré, Professeur des Universités en Sciences économiques
 

La remise du prix Nobel d’économie à l’américain Richard Thaler en octobre 2017 consacre le champ de recherche de l’économie comportementale.
Ce domaine avait déjà été récompensé en 2002 lorsque l’Académie royale de la banque de Suède avait décerné le prix conjointement au psychologue Daniel Kahneman et à l’économiste expérimentaliste Vernon Smith. Ce domaine de recherche puise ses racines dans le courant behavioriste américain des années 1950 et popularisé en sciences sociales par les travaux de Herbert Simon également récipiendaire du Prix Nobel en 1978. 

Du point de vue de l’histoire de la pensée économique ou de la sociologie des sciences, la question se pose de savoir dans quelle mesure la « nouvelle économie comportementale » constitue un nouveau paradigme. En dépit de l’hétérogénéité des approches et des interprétations, il est possible de caractériser un courant qui repose sur des hypothèses bien précises : l’existence de biais comportementaux qui affectent le comportement des individus (les biais pouvant être interprétés de différentes manières soit comme des erreurs de jugement dues à l’incidence de facteurs psychologiques comme l’impatience ou le manque d’attention, soit comme constitutifs de la rationalité limitée des acteurs) ; la dépendance au contexte des choix individuels (les décisions d’un individu peuvent différer uniquement du fait de la présentation d’un problème identique du point de vue de son intérêt propre, son niveau de satisfaction ou ses objectifs) ; l’importance des normes sociales (désapprobation ou approbation par autrui, réciprocité etc.) ou des institutions (institutions de marché, plateformes communautaires…) comme déterminants du degré d’altruisme des acteurs notamment.

Ce renouvellement de l’analyse économique a suscité beaucoup d’engouement et a légitimé l’approche expérimentale en économie qu’elle soit de laboratoire ou de terrain, avec l’essor des expériences randomisées conçues pour asseoir des politiques publiques de grande envergure, de lutte contre la pauvreté notamment (cf. Poverty Action Lab / J-PAL).

L’ouvrage de vulgarisation de Thaler et Sunstein (2008) témoigne de la percée de l’économie comportementale et est devenu la référence incontournable sur les nudges que l’on traduit habituellement par l’expression « coup de pouce » pour évoquer l’idée d’une méthode douce pour orienter les comportements. Au-delà de son apport scientifique et théorique, il comporte une visée politique et se présente comme un véritable manifeste pour un nouveau type de paternalisme : « le paternalisme libertaire », notion « oxymorienne » forgée par les auteurs visant à concilier orientation délibérée des comportements par des institutions légitimées et liberté de choix des individus au moyen des nudges dans le but de prendre les « bonnes » décisions en matière de santé, de richesse, de protection de l’environnement et même de bonheur. L’approche de Thaler et Sunstein du comportement individuel se fonde sur l’interprétation dominante des biais psychologiques due à Kahneman et Tversky, qui fait de l’acteur économique un agent désincarné intrinsèquement rationnel dont l’enveloppe externe en interaction avec le monde sensible est plus ou moins perméable à l’influence du psychologique.

Si cette conception dualiste de l’agent économique peut se comprendre d’un point de vue instrumental – elle permet notamment de s’ancrer sur les théories des perspectives (Kahneman et Tversky 1978) et du processus dual de raisonnement (Kahneman 2001) – elle pose problème d’un double point de vue : du point de vue philosophique, elle interroge sur la manière de concevoir la délibération mentale humaine ; d’un point de vue méthodologique, elle révèle les incohérences de l’approche comportementaliste de l’économie du bien-être (cf. Infante, Lecouteux et Sugden 2016).

Sur le plan analytique, les nudges réactivent toute une série de questions de recherche transversales à plusieurs disciplines dont se sont emparées les chercheurs de CoDIReM. Par exemple, les nudges en tant que dispositifs alternatifs aux incitations économiques classiques renouvellent la littérature sur l’effet d’éviction des incitations sur les motivations (intrinsèques) des acteurs (Festré et Garrouste, 2014). La notion de motivation intrinsèque (issue de la psychologie sociale) et le phénomène d’auto-détermination (self-determination) du comportement qui lui est associé (cf. Ryan et Deci 2000) ne sont pas indépendants des normes sociales et des artefacts qui influencent l’interaction sociale (notion de relatedness). De ce point de vue, la comparaison entre les notions de nudges et d’affordance (notion mobilisée en psychologie cognitive, ergonomie et dans le cadre des interactions homme-machine pour apprécier la potentialité d’un dispositif à déclencher un comportement) permet d’élargir la réflexion sur les facteurs de succès et d’échec des nudges et d’alimenter l’un des axes interdisciplinaires de recherche de la Maison des Sciences de l’Homme et de la Société  Sud-Est consacré à la question de l’acceptabilité des dispositifs numériques (cf. la vidéo des « regards croisés de l’Université Côte d’Azur » consacrée à cette thématique : https://vimeo.com/190859588).