FOCUS : Economie, Discipline et Expertise sous Vichy

Par Nicolas Brisset, Maître de Conférences en Sciences économiques (HDR)
 

Quels liens peuvent entretenir les scientifiques avec le pouvoir politique ?
Comment ces liens participent-ils de l’autonomie même d’une discipline ?
De quelle manière un régime fournit-il un cadre institutionnel constitutif de développements théoriques ?

Toutes ces questions sont au cœur du projet de recherche Économie, Discipline et Expertise sous Vichy / Economic Discipline and Expertise in Vichy (EDEV) qui interroge le rôle du régime de Vichy dans l’essor des sciences économiques.


Le projet

Depuis deux années, je participe à un projet collectif de recherche dont l’objectif est de faire l’histoire de la montée en puissance de l’expertise économique et de la théorie économique en France entre 1939 et 1945, une période jusqu’à ce jour largement ignorée par les historiens de la pensée économique. Ce projet s’intitule Économie, Discipline et Expertise sous Vichy / Economic Discipline and Expertise in Vichy (EDEV). Ce groupe se compose de François Allisson (Université de Lausanne – CWP), Nicolas Brisset (GREDEG), Cléo Chassonnery- Zaïgouche (Université de Lausanne – CWP), Raphaël Fèvre (Cambridge) et Tom Juille, (GREDEG).

Vers l’autonomie d’une discipline ?

Le renouvellement de l’histoire de l’occupation,  amorcé par les travaux de Robert Paxton (1973), s’est construit autour de la mise en lumière de la diversité des pratiques et des attitudes face à l’occupant. En effet, le régime de Vichy, loin d’avoir constitué une entité homogène, a été le théâtre de luttes entre diverses tendances. L’exemple de la rédaction de la Charte du travail (octobre 1941) est sur ce point particulièrement emblématique. Ce texte, à la fois innovant et inabouti, a connu une rédaction chaotique durant laquelle se déchirent des lignes économiques et sociales différentes (LeCrom, 1995). Ce basculement historiographique a également participé à la remise en cause de la thèse de la période de Vichy analysée comme une « parenthèse » historique, sans lien avec l’avant ou l’après-guerre. À partir du moment où l’on questionne l’unité politique et idéologique du régime, la problématique de la continuité pouvant exister entre ce qui a été pensé et produit par les différents protagonistes de l’État Français (d’un point de vue tant institutionnel qu’intellectuel) et la manière dont la France se reconstruit après 1945 apparaît comme centrale (Nord, 2010). Dans cette perspective, le projet EDEV a pour principal objectif de décrire et analyser la manière dont se développe la théorie économique en France entre 1939 et 1945, mais également les liens que les économistes entretiennent avec le pouvoir économique et politique.

Aussi, par le truchement de l’analyse de ces développements, le projet vise à éclairer l’émergence d’une discipline pas encore tout à fait autonome : les sciences économiques. Bon nombre d’économistes universitaires ont été impliqués, de près ou de loin, dans le régime de Vichy. Certains ont été proches du pouvoir organisateur, d’autres ont intégré des institutions de recherche s’appuyant elles-mêmes sur le nouveau régime. Vichy a été l’occasion pour certains membres d’une profession encore mal définie d’affirmer un statut d’expert. Il faut ici rappeler qu’au moment de l’entrée en guerre, l’économie est encore une discipline annexe du droit, et qu’un triple désir d’émancipation se fait sentir, au moins depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Premièrement une émancipation académique vis-à-vis des juristes (les économistes doivent en effet passer l’agrégation de droit). Deuxièmement, une émancipation théorique, dont la montée en puissance de l’économie mathématique est la marque emblématique. Troisièmement, une émancipation politique, dans la mesure où les économistes entendent exprimer leur fonction d’expert au sein des nouvelles institutions de gouvernance économique. Ce triple désir se manifeste dans les années 1930 avec la création d’X-Crise : une institution extra-universitaire, ouverte à l’usage de nouvelles méthodes et se positionnant comme le creuset de nouvelles propositions politiques (Armatte, 2010). Notre hypothèse de travail est que si ce désir technocratique existait avant la Seconde Guerre mondiale, la période de l’occupation a constitué une rupture importante dans la mesure où y ont émergé des institutions de recherches à la fois plus importantes, plus structurées et plus proches du pouvoir que n’avait pu être, par exemple, X-Crise. Le régime de Vichy a été un véritable vecteur de valorisation de l’expertise économique.

Un nouveau cadre institutionnel pour l’économie ?

Le projet de recherche EDEV, porté conjointement par le GREDEG et le Centre Walras-Pareto, interroge la manière dont le régime de Vichy a participé à la mise  en place d’un cadre institutionnel venant en partie répondre aux aspirations de la profession des économistes. Un des points névralgiques de notre travail est la Fondation française pour l'étude des problèmes humains, plus connue sous le nom de « Fondation Carrel », un temps dirigée par François Perroux*, économiste de premier plan de l’après- guerre. On trouve notamment, au sein de cette fondation, le Centre d’échange de théorie économique (CETE), dirigé par Henri Denis. Ont participé à la vie de ce centre (qui préfigure l’Institut de science économique appliqué que Perroux fondera en 1944) des personnalités importantes, qui auront une grande influence après-guerre. Notre hypothèse de départ est que le Centre d’échange de théorie économique, qui s’inscrit dans un réseau institutionnel dense, a participé de l’émergence de la figure de l’économiste comme expert.

La constitution d’une place forte d’où des économistes reconnus par le pouvoir politique pouvaient  développer leurs idées et promulguer des recommandations ne signifie pourtant pas que celles-ci aient eu un impact sur la politique économique effectivement menée par Vichy. Il s’agira également de considérer cette question à l’aune des nombreux travaux relatifs à l’histoire de la politique économique de Vichy (Rousso, 1979 ; Kuisel, 1984 ; Margairaz, 2009; Grenard, Le Bot et Perrin, 2017).

Une des questions centrales est alors de déterminer dans quelle mesure l’étude institutionnelle du champ économique, mais aussi académique, éclaire les contenus théoriques spécifiques de l’époque. Ces derniers sont spécifiques notamment dans leurs rapports aux faits, aux méthodes et à la place de l’expertise dans le contexte français, mais également spécifiques aux discussions théoriques qui ont lieu en Europe à cette même époque.

L’essor des données statistiques

En ce qui concerne l’usage croissant d’outils, tels les statistiques, et leur traitement par les économistes, Vichy permet l’accélération d’un mouvement déjà en place dans les années 1930. Cette accélération passe à la fois par la formation de nouveaux instituts (par exemple le Service National de Statistique, qui absorbe la Statistique Nationale de France d’Alfred Sauvy), et par l’élargissement des données économiques disponibles. Sur ce dernier point, le type de planification mis en place par le régime (structurée par les comités d’organisations), justifié par les impératifs d’une économie d’occupation, rend disponible  un grand nombre de données d’entreprises jusqu’ici inaccessibles. C’est donc les bases d’un système statistique au service de la politique économique et de l’expertise qui émergent sous Vichy. Nous nous demanderons en quoi la mise à disposition de  nouvelles données a pu avoir un effet sur la manière de faire de l’économie théorique.

Bibliographie

Armatte, M., 2010, La science économique comme ingénierie : quantification et modélisation. Presses des Mines.

Grenard, F., Le Bot F. et C. Perrin, 2017, Histoire économique de Vichy. L’Etat, les hommes, les entreprises.   Paris : Perrin.

Kuisel, R., 1984, Le capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle. Paris : Gallimard.

Le Crom, J.-P., 1995, Syndicats nous voilà ! Vichy et le corporatisme. Paris : Les éditions de l’atelier.

Margairaz, M., 2009, Les politiques économiques sous et de Vichy. Histoire@Politique, Politique, Culture, Société, 9 (Sept-déc.), En ligne.

Nord, P., 2010, France’s New Deal. Princeton : Princeton University Press. Paxton, R., 1973, La France de Vichy. Paris : Seuil.

Rousso, H., 1979, L’organisation industrielle de Vichy (perspectives de recherches). Revue d’histoire de La Deuxième Guerre Mondiale, 29 (116), p. 27–44.

*  La place de François Perroux au sein de l’ « État Français » est, après une longue période d’oubli, l’objet de quelques travaux universitaires récents (notamment ceux de Bernard Bruneteau et d'Antonin Cohen). Raphaël Fèvre et moi-même nous intéressons particulièrement à la trajectoire de l'économiste français entre les  années 1920 et 1945, en tant qu'elle éclaire potentiellement la dynamique entretenue entre institutionnalisation de la discipline et mise en place d'un régime autoritaire.